Artistes vs algorithmes : le combat pour nos visages
L'intelligence artificielle uniformise nos goûts esthétiques à l'échelle planétaire, mais une nouvelle génération d'artistes tente de reprendre la main sur les standards de beauté.
Voici un fait troublant : si vous prenez l'avion pour Istanbul aujourd'hui, vous croiserez dans les couloirs de l'aéroport des visages quasi-identiques. Pas par coïncidence génétique, mais parce que tous ces voyageurs viennent subir la même intervention chirurgicale, calibrée sur les mêmes algorithmes de beauté.

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Istanbul est devenu le supermarché de l'esthétique standardisée. Chaque année, 750 000 patients internationaux — Européens, Russes, habitants du Moyen-Orient — débarquent dans la capitale turque avec la même demande : reproduire sur leur visage les modifications suggérées par les filtres Instagram. Nez affiné selon des proportions mathématiques précises, lèvres gonflées selon des ratios algorithmiques, mâchoires redessinées pour épouser les contours privilégiés par l'IA des applications beauté.
Le phénomène s'étend désormais aux hommes, plus discrètement mais inexorablement. Les cliniques d’Istanbul voient affluer une nouvelle clientèle masculine en quête de mâchoires carrées et de nez droits conformes aux standards des applis de rencontre. La masculinité aussi se standardise.
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C'est la première fois dans l'histoire humaine qu'une esthétique se mondialise à ce point. Non plus par circulation culturelle naturelle, mais par soumission collective aux mêmes logiciels d'optimisation visuelle. Bienvenue dans l'ère de la beauté algorithmique.
Le piège invisible des boucles de rétroaction
Derrière cette uniformisation planétaire se cache un mécanisme d'une simplicité diabolique. Les algorithmes « privilégient le contenu qui attire le plus d'attention ». Traduction : plus vous regardez un type de visage, plus l'algorithme vous en montre. Plus il vous en montre, plus votre goût se calibre sur ce modèle. Plus votre goût se calibre, plus vous le recherchez. La boucle est bouclée.
Les chiffres révèlent l'ampleur du formatage. 40% des adolescents déclarent que le contenu des réseaux sociaux les inquiète quant à leur apparence, selon l'étude Ballard Brief 2024. Plus sidérant encore : des enfants de huit ans expriment le désir de paraître « filtrés » en permanence, comme le documente Ellen Atlanta dans Pixel Flesh.
L'exemple du filtre « Bold Glamour » de TikTok illustre cette mécanique perverse. Selon l'analyse de Miriam Doh et Nuria Oliver, ce filtre impose des « structures faciales eurocentrées », excluant « systématiquement les corps non-conformes ». Sauf que personne ne vous dit explicitement : « Attention, ce filtre va reformater votre goût esthétique selon des critères occidentaux ». C'est invisible, automatique, insidieux.
Même les noms des filtres participent à cette programmation mentale. L'étude Filters of Identity révèle que des appellations comme « Princess Makeup », « Pure Eyes » ou « Prettiest » renforcent des « idéaux de beauté féminisés étroits ». Avant même de voir l'effet, le nom vous dit déjà ce qui est censé être beau.
Quand l'art cassait déjà les codes
Cette bataille pour redéfinir la beauté, l'art la mène depuis toujours. Souvenez-vous : les impressionnistes ont scandalisé le Salon officiel en sortant peindre dehors, avec leurs ombres colorées qui « ne ressemblaient à rien ». Picasso a pulvérisé cinq siècles de perspective avec ses Demoiselles d'Avignon. Les surréalistes ont foutu en l'air la beauté rationnelle en peignant leurs rêves.
Chaque époque a vu ses créateurs bousculer l'esthétique dominante. Hier, il fallait défier l'Académie des Beaux-Arts. Aujourd'hui, il faut défier l'algorithme. Même combat, nouveaux outils.
Car c'est exactement ce qui se joue : une poignée d'artistes tentent de reprogrammer notre rapport à la beauté numérique. Ils ne se contentent plus de critiquer — ils construisent des alternatives. Ils hackent les filtres, détournent l'IA, programment leurs propres visions esthétiques.
Les hackers de l'esthétique numérique
L'exposition « Virtual Beauty » à Somerset House rassemble cette nouvelle avant-garde. Plus de vingt créateurs internationaux qui refusent de laisser les algorithmes décider seuls de ce qui est beau.
Prenez Minne Atairu. Elle développe Da Braidr, un générateur qui crée des coiffures avec « des pores visibles et une peau à l'éclat huileux ».
Pourquoi ? « J'ai travaillé avec l'IA générative pendant des années, et je veux créer des systèmes qu'une femme noire comme moi utiliserait réellement », explique-t-elle. Fini les « versions très idéalisées » des systèmes existants. Place à la vraie peau, aux vraies textures, à la vraie diversité.
Qualeasha Wood a trouvé une parade encore plus radicale : elle transforme les selfies webcam en tapisseries. Son œuvre It's All For U (If You Rlly Want It) (2024) présente un autoportrait où « l'avatar femme noire scintille sous des halos moirés ».
« En ligne, nos images sont partout et nulle part, copiées mais jamais archivées. Tisser y force du temps, rend permanent un fichier jetable », analyse-t-elle. Le métier à tisser contre l'algorithme : il fallait y penser.
Ines Alpha pousse le délire encore plus loin avec I'd rather be a cyborg (2024). Dans son installation, on la voit dériver dans une capsule lumineuse tandis que des organismes hybrides poussent sur sa peau.
Les visiteurs peuvent invoquer ces « ornements sci-fi » dans un miroir de réalité augmentée. « À l'ère numérique, j'ai lutté avec ma propre image, mais créer de nouvelles personas en 3D m'a aidée à récupérer le pouvoir », témoigne-t-elle.
Les pionniers de la résistance
Cette démarche a ses précurseurs. ORLAN avait anticipé le délire dès 1993 avec ses performances chirurgicales retransmises en direct. Elle se faisait opérer live à la télé, questionnant déjà nos obsessions esthétiques. Visionnaire.
Frederik Heyman imagine même nos avatars post-mortem avec Virtual Embalming (2018) : comment voulons-nous être mémorisés numériquement après notre mort ?
Dans son film, le mannequin Kim Peers est suspendue au-dessus d'un lit d'hôtel asiatique décrépit, tandis que la designer Michèle Lamy trône sur un piédestal sableux dans le désert de Gobi, des lions à ses pieds. Poétique et glaçant à la fois.
Andrew Thomas Huang avait créé les avatars de Björk pour l'expo Björk Digital à Somerset House en 2016, explorant déjà ces identités numériques hybrides.
Ben Cullen Williams et Isamaya Ffrench interrogent la perception algorithmique via machine learning.
Filip Custic joue sur les bugs avec pi(x)el (2022) pour révéler les biais des systèmes de reconnaissance faciale.
Tous ces créateurs partagent une conviction : « La critique seule ne peut pas rivaliser avec le rythme de l'esthétique des plateformes ; seuls des prototypes alternatifs offrent de véritables sorties », résume Ellen Atlanta dans Art Basel.
Le business de l'uniformité
Pendant que les artistes résistent, l'industrie de la beauté surfe sur la vague de la standardisation. Le « tourisme esthétique » explose littéralement : cette année, Istanbul devrait accueillir près d'un million de patients étrangers. Tous avec les mêmes demandes, tous formatés par les mêmes algorithmes.
C'est le cercle vicieux parfait. Les recherches de Piera Riccio et Julien Colin confirment que les filtres beauté reflètent massivement des « standards eurocentrés » et « exacerbent les biais pour les femmes et les minorités raciales ». Résultat : une « colonisation électronique » qui impose ses codes esthétiques à l'échelle planétaire.
Les cliniques de chirurgie esthétique ne font que matérialiser dans la chair ce que l'IA a d'abord programmé dans nos têtes. Istanbul, Moscou, Téhéran, Dubaï deviennent les usines de cette esthétique standardisée, reproduisant à l'identique les modifications suggérées par les algorithmes.
L'art comme laboratoire d'alternatives
Heureusement, les signaux d'espoir se multiplient. Ces créateurs ne se contentent pas de dénoncer — ils construisent. Ils programment leurs révolutions, hackent leurs alternatives, codent leurs résistances.
Leur démarche rappelle les avant-gardes historiques : révéler les codes dominants, expérimenter d'autres voies, proposer de nouveaux langages visuels. Avec cette spécificité contemporaine : ils maîtrisent les armes de l'époque. Intelligence artificielle, réalité augmentée, programmation créative.
Comme les impressionnistes sortant des ateliers académiques, ils sortent des filtres imposés pour inventer leurs propres algorithmes esthétiques. Certains explorent les « glitchs » créatifs. D'autres détournent les outils commerciaux : utiliser Photoshop contre l'esthétique Photoshop, programmer des filtres qui révèlent au lieu de masquer.
L'enjeu de la singularité
Cette bataille dépasse largement l'art contemporain. Les recherches de Taylor & Francis démontrent que les interactions répétées avec le contenu beauté « contribuent aux comparaisons d'apparence et aux préoccupations d'image corporelle ».
L'uniformisation touche notre rapport au corps, à l'identité, à ce qui nous rend uniques. Une génération grandit en sachant « que le corps peut se métamorphoser » technologiquement. Mais le défi, souligne Ellen Atlanta, c'est de s'assurer « que cette métamorphose serve la curiosité, non la contrainte ».
La vraie question devient : comment préserver cette précieuse singularité esthétique que menacent les algorithmes ? Comment éviter que nos enfants grandissent tous avec les mêmes goûts, formatés par les mêmes logiciels ?
Vers des algorithmes sur mesure
La réponse se dessine dans les laboratoires de ces artistes-programmeurs. Plateformes décentralisées, outils de création open source, filtres personnalisables : une infrastructure alternative émerge. Modeste encore, mais porteuse d'un potentiel énorme.
L'idée ? Passer d'une beauté algorithmique imposée à une esthétique technologique choisie. Que chacun puisse programmer sa propre vision de la beauté, créer ses propres filtres, définir ses propres critères.
L'algorithme continuera d'évoluer, c'est sûr. Mais grâce à ces créateurs, nous gardons l'espoir de le reprogrammer plutôt que de le subir. De construire une technologie qui diversifie au lieu d'uniformiser, qui libère au lieu de contraindre.
Cette bataille entre optimisation machine et créativité humaine ne fait que commencer. Son issue déterminera si nos visages de demain se ressembleront tous — façon catalogue d'Istanbul — ou si nous préserverons cette magnifique diversité esthétique qui fait la richesse de l'humanité.
Le pari des artistes ? Nous convaincre qu'il n'est pas trop tard pour reprendre la main sur nos algorithmes. Et donc sur nos goûts. Et donc, au final, sur nous-mêmes.
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Super interessant. Je me demande s’il n’y a pas une lecture sociale également ; cette uniformité n’est pas nécessairement contestée par pas mal de gens. Ca me rappelle la façon dont les Anglais parlent des Essex girls par exemple ; et les Essex girls assument totalement cette qualification. Merci pour tous les exemples !