Electronic Arts a créé une école d'art par accident
Ils voulaient faire un jeu de simulation de vie. Ils ont créé la plus vaste école d'art du monde.
Je regardais distraitement la télé l'autre soir quand une publicité Airbnb m'a immédiatement séduit. Ces petites maisons miniatures aux couleurs pastel parfaites, cette perspective plongeante étrangement familière... Il m'a fallu un moment pour comprendre d'où venait ce plaisir nostalgique.
Les Sims, évidemment.
Shannon Rollins, directrice artistique chez Buck (l'agence qui a créé cette campagne), ne cache pas cette inspiration : « Depuis mes 12 ans, j'ignore complètement mes Sims pour passer mon temps à décorer les maisons. » Ces spots publicitaires sont malins. C’est de la nostalgie-thérapie Sims pour jeunes adultes avec un budget vacances.
L'anecdote aurait pu s'arrêter là, clin d'œil nostalgique sans conséquence. Sauf qu'en creusant un peu, on découvre quelque chose de plus ancré : toute une génération d'artistes contemporains avoue avoir appris les bases de leur métier en jouant aux Sims. C'est ce que révèle une passionnante enquête d'It's Nice That, qui a interrogé plusieurs créatifs sur cette influence inattendue.
L'université virtuelle la plus fréquentée du monde
Max Guther, l'illustrateur berlinois aux portraits hyperréalistes, a grincé des dents quand les journalistes d'It's Nice That ont comparé son travail aux Sims en 2018. Pourtant, impossible de nier l'évidence : cette esthétique isométrique qu'il maîtrise à la perfection, il l'a d'abord découverte en construisant des maisons virtuelles, pas dans les traités du Bauhaus.
« J'ai toujours adoré les Lego étant gamin », raconte-t-il. Son obsession, c'est cette vue du dessus qui « donne aux spectateurs une position dominante sur toute la scène, mais les tient à distance de l'action ». Une leçon de mise en scène apprise entre deux séances de torture de Sims. Qui n'a jamais retiré l'échelle d'une piscine pour ce qui allait se passer ?
Même parcours chez Claudia Maté. L'artiste madrilène installée à Paris, qui a collaboré avec Balenciaga et Gucci, raconte sans détour : « À 10 ans, j'ai dépensé toutes mes économies pour m'acheter un ordinateur. D'abord pour jouer, puis pour créer. »
Le clip qu'elle a réalisé pour Kelela, « Frontline » ? Un univers Sims totalement assumé où la chanteuse plaque son copain virtuel avant de filer en décapotable. Les fans de Kelela ont d'ailleurs passé leur temps à demander où trouver les vêtements et les coiffures de son Sims.
Les leçons d'architecture selon Electronic Arts
Ce qui me fascine là-dedans, c'est que personne n'avait prévu ça. Les Sims devaient être un gentil simulateur de vie quotidienne. À la place, ils ont dispensé des cours de design d'intérieur, d'architecture et de composition visuelle à des millions d'enfants qui ne s'en rendaient même pas compte.
L'histoire de Ryu Techajirasin, artiste 3D basé à Bangkok, résume parfaitement ce détournement d'usage. Il a passé quatre ans à reconstituer sa maison d'enfance dans Les Sims 4, plans d'époque et photos de famille à l'appui. « Je voulais absolument préserver cette maison avec tout son charme, et Les Sims était le meilleur moyen d'y parvenir. » Aujourd'hui encore, chaque extension qu'il achète ne sert qu'à « agrandir sa collection de meubles ». Pas pour jouer : pour créer.
Cette fameuse perspective isométrique, cette vue en plongée si caractéristique, s'est imposée comme signature esthétique de toute une génération. « Dans la plupart des jeux, les décors passent sans qu'on s'y attarde vraiment. Avec l'isométrie, on voit l'espace dans son ensemble, on comprend vraiment l'environnement des personnages », explique Ryu. Leçon magistrale dispensée gratuitement par Electronic Arts.
L'envers du décor numérique
Mais il n'y a pas que du cosy dans l'héritage Sims. Nicoleta Mureş, artiste roumaine installée à Madrid, explore l'aspect le plus inquiétant de cette esthétique. Ses bureaux dystopiques qui évoquent Severance autant que Matrix puisent directement dans ses souvenirs de « petites cruautés ludiques » : « Il y avait quelque chose de perversement amusant dans ces actes de torture virtuelle. »
Ses œuvres actuelles transforment l'univers Sims en métaphore de la condition moderne : « Le Sims devient le symbole de notre époque : vidé, coincé dans un cycle sans fin, qui existe mais ne vit pas vraiment. » Cette « caractéristique un peu maladroite » du jeu, elle en a fait sa signature. « Ça rend le monde plus humain, plus accessible qu'un rendu parfaitement lisse. »
L'ironie de la formation involontaire
Shannon Rollins résume parfaitement l'enjeu : « Les Sims, c'est génial parce que ça donne une forme de contrôle et ça permet de découvrir ce que c'est que de créer son environnement. Quand tu es enfant, tu ne peux pas acheter un canapé, mais tu peux demander à tes parents de repeindre ta chambre. »
Le résultat, vingt-cinq ans plus tard ? Une génération entière de créatifs professionnels formés par accident. De la publicité (Airbnb) au clip musical (Kelela), en passant par l'art contemporain et l'illustration éditoriale, l'esthétique Sims s'est imposée comme langage visuel de référence.
Electronic Arts voulait simuler la vie quotidienne. Ils ont fini par former les artistes qui la représentent. Pas sûr que ce soit ce qui était prévu dans le business plan de l’an 2000.
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J’ai passé des heures et des heures à créer des Sims - depuis les 1 jusqu’au 4. Le plus fascinant, c’était toute la communauté autour : mon entrée dans internet. Télécharger des mods jusqu’à ce que le jeu ne s’ouvre plus, poster des tutoriels hyper détaillés de comment trouver le mod coupable du bug sans y passer des heures, même lire des histoires BD écrites grâce aux Sims (tellement de genres différent, je me souviens d’une série de science fiction HYPER chouette visuellement). C’est aussi par ce biais que j’ai commencé à apprendre l’anglais (d’abord les vêtements, puis les meubles…). Il a fallu que je prenne la décision consciente de ne plus y jouer, sinon j’y serai encore !
Je n’avais jamais vraiment fait le lien entre l’isométrie et les Sims. C’est pourtant assez évident. Il y a tellement de jeunes artistes dans ce domaine, c’est fascinant.