L'anesthésie du cozycore : chronique d'une génération qui s'engourdit
Notre obsession pour les expériences douillettes a créé un nouveau mode de vie. Mais cette quête perpétuelle de confort pourrait bien être le piège le plus confortable jamais conçu.
Hier soir, 22h30. J'ai passé ma soirée roulé en boule dans mon lit, emmitouflé dans ma couverture, à enchaîner les vidéos YouTube sur Stardew Valley – regardant d'autres jouer à un jeu de ferme virtuelle au lieu d'y jouer moi-même. Sur la table basse : les restes d'un dîner livré via une application et mon téléphone qui m'a dispensé de tout contact humain réel. Sur TikTok, entre deux scrolls, je tombe sur un énième post hashtagé #cozyvibes : un gars dans un sweat oversized, entourée de lumière à basse luminosité et une tasse fumante à portée de main qui allume sa play. 152 000 likes. Nous sommes tous, collectivement, devenus accros au confort. Et ce n'est plus juste une tendance passagère post-pandémie, c'est devenu un art de vivre.
Animal Crossing : le prophète velu d'une nouvelle ère
Flash-back, mars 2020. Le monde entier s'enferme à double tour et paf ! Nintendo sort "Animal Crossing: New Horizons". Timing divin. Pendant que nos vraies vies rétrécissaient comme peau de chagrin, un horizon virtuel s'épanouissait devant nous : une petite île paradisiaque avec ses habitants à bouilles rondes, ses tâches gratifiantes et son écosystème luxuriant où chaque action provoque un adorable petit ding de satisfaction.
"C'est la liberté totale. Vous bricolez votre chez-vous, vous achetez des trucs parfaitement superflus," notait le critique Darryn King dans Wired, quelques semaines après sa sortie. "Et c'est précisément ça, le vrai plaisir : cette sensation d'être lové dans un cocon numérique, protégé de tout."
Pour les 13,4 millions d'accrocs des six premières semaines, ce jeu est devenu bien plus qu'une simple distraction. Il s'est mué en agora alternative où des créatifs au chômage montaient des concerts virtuels et des défilés de mode, où certains malins se faisaient un vrai pécule en proposant des services de photographie ou de déco d'intérieur, et où – plus étonnant – des militants hongkongais organisaient des manifs numériques après avoir été chassés des rues par les autorités chinoises.
Une étude récente de Reuters explore les effets positifs des "cozy games" sur certaines populations. Pour les personnes neurodivergentes, ces univers virtuels représentent bien plus qu'un simple divertissement. Citée dans l’étude, Suzanne Roman, avocate et militante pour les droits des personnes autistes, l'explique sans détour : "Ces communautés de jeu peuvent être de véritables bouées de sauvetage pour les personnes neurodivergentes." Elle évoque le cas de sa propre fille, qui a fêté ses 21 ans pendant le confinement grâce à ses amis de jeu : "Elle n'avait que ses relations en ligne... Des amis du monde entier, certains en Estonie, d'autres en Australie. Ils se sont tous mobilisés et ont cotisé pour lui offrir un cadeau d'anniversaire incroyable."
Le Cozycore : la douillette dictature
On pensait que ce besoin de se recroqueviller dans un monde moelleux n'était qu'une réaction passagère à la crise sanitaire. Raté ! Le "cozycore" s'est installé et prospère comme jamais. Les chiffres font froid dans le dos : la jeunesse d'aujourd'hui passe un temps fou en solo comparé à il y a dix ans, et le temps avec des amis en chair et en os a fondu de 70% depuis 2003. Vertigineux.
Comme l’explique brillamment Thom Waite dans son excellente newsletter "Nightmare of Mollusc!", qui m’a inspiré cet article : "les jeunes passent beaucoup plus de temps seuls qu'ils ne le faisaient il y a une décennie et le temps passé en présence d'amis a diminué de près de 70% depuis 2003." Un constat glacial qui s'accompagne d'une autre réalité : la génération Z rapporte des niveaux de solitude plus élevés que toute autre génération. Les études sur le sujet ne cessent de le confirmer. Cette tendance n'est pas anodine et redéfinit fondamentalement notre rapport à l'environnement social.
Le télétravail a évidemment accéléré cette grande retraite, mais même nos distractions suivent le mouvement : les restaurants voient leurs commandes à emporter exploser, le divertissement se replie dans l'intimité des foyers, et les supermarchés physiques deviennent presque... une expérience à vivre. Ce phénomène n'est pas qu'une simple réaction temporaire, mais une tendance lourde de notre société. J’aime cette formule de Tom dans son billet : “Si être à l'aise signifie naviguer dans le monde sans trop se cogner, le cozycore, c'est carrément remodeler l'univers entier pour qu'il s'adapte à vos petites habitudes. C'est la différence entre s'accommoder du monde et exiger que le monde s'accommode à vous.”
La prison aux barreaux en cachemire
Voilà le paradoxe délicieux : ce cocon qu'on se tisse jour après jour pourrait bien devenir notre cage dorée. Comme un muscle qui flanche faute d'exercice, notre capacité d'attention, notre esprit critique et notre volonté s'étiolent doucement. Et plus on s'enfonce dans nos petites coquilles confortables, plus l’effort pour en sortir devient titanesque.
L'étude Reuters sur les jeux vidéo "cozy", mentionnée plus haut, apporte un éclairage nuancé sur ce phénomène. Le professeur Michael Wong de l'Université McMaster a découvert que “jouer à un jeu vidéo décontracté pouvait être aussi efficace qu'une session de méditation de pleine conscience pour réduire le stress.” L'étude menée auprès de 80 étudiants a mesuré la tension artérielle et la fréquence cardiaque, ne trouvant "aucune différence statistiquement significative" entre les deux activités. De même, l'étude d'Hiroyuki Egami réalisée au Japon pendant la pandémie (2020-2022) a révélé que posséder une console de jeu avait des effets bénéfiques mesurables : "passer juste une heure supplémentaire par jour à jouer aux jeux vidéo était associé à une amélioration de la santé mentale et de la satisfaction de vie."
Le revers de la médaille ? Le confort omniprésent semble être une forme de piège. Tout comme un muscle s'atrophie lorsqu'on ne l'utilise pas assez, notre attention, nos instincts critiques et notre volonté peuvent s'affaiblir. Plus nous nous retirons dans nos coquilles, plus la spirale se resserre, et plus il faut d'énergie pour en sortir.
Dès 2015, l'écrivain visionnaire Alain Damasio avait anticipé cette évolution en forgeant le concept de "techno-cocon" : "On réclame un techno-cocon toujours plus fort, plus épais, plus hermétique. On conjure tout ce qui est différent, toute forme d'altérité." Ce que nous vivons aujourd'hui ressemble furieusement à la prophétie de Damasio, où technologies et algorithmes forment ce qu'il nomme "Big Mother" – cette mère couvante qui nous cajole via nos écrans, nos applis, nos logiciels, lesquels composent une "grande couveuse" qui, peu à peu, anesthésie le corps et l'esprit.
Le problème est d'autant plus pernicieux que tout, absolument tout, est désormais calibré pour notre confort immédiat. Pour nous, les privilégiés (oui, vous qui lisez ces lignes), c'est l'abondance : trop de confort, trop de gadgets, trop de dopamine, trop de distractions. Un buffet à volonté permanent où l'on ne peut même plus avoir faim.
Notre technologie a tellement lissé notre quotidien que nous avons désappris l'art de la difficulté. Rayne Fisher-Quann l'exprime avec justesse dans son essai "Choosing to walk" : "Écrire, c'est comme marcher. Rarement le moyen le plus cool, le plus efficace ou le plus rapide d'arriver quelque part. Parfois, ça me gonfle, ce n'est pas franchement agréable – c'est lent, c'est ennuyeux, c'est fatiguant et apparemment inutile... Pourtant, je me sens invariablement misérable quand je m'en prive trop longtemps."
L'inconfort, ce luxe oublié
La solution n'est pas de bannir Netflix et de dormir à même le sol, quoi que. Non, il s'agit plutôt de retrouver un équilibre savoureux entre le confort et... l'inconfort choisi. Ce n'est pas partir en guerre ou vivre comme un ermite. C'est simplement grimper cette fichue colline à pied plutôt que de prendre le bus. C'est opter pour les escaliers quand l'escalator nous fait de l'œil. C'est s'infliger un documentaire d'Adam Curtis de trois heures plutôt que d'enchaîner trois épisodes d'une série qui ne vous demandera jamais rien. C'est lire des opinions contraires aux vôtres sans jeter votre ordi par la fenêtre. C'est penser à des trucs compliqués, volontairement. Et – crime suprême à l'ère du feutré – c'est confronter ses idées aux autres, être prêt à l’écoute et l’échange même s’il y a un désaccord.
Joshua Labelle, directeur créatif de Disney Dreamlight Valley, décrit pertinemment cet équilibre dans l'étude Reuters : "L'un des fantasmes fondamentaux d'un jeu cozy est de pouvoir vivre dans une communauté où, même s'il y a parfois des frictions, tout le monde finit par se rassembler et rester ensemble." Ces univers créent des espaces où certaines personnes peuvent tisser des liens essentiels. C'est notamment le cas pour les communautés neurodivergentes, comme le témoigne Suzanne Roman : "Je pense que c'est révolutionnaire pour les personnes autistes, par exemple, comme un lieu pour socialiser sans frictions et créer de nouvelles relations."
Dorian Signargout, développeur français du jeu Minami Lane, ajoute une dimension éthique à cette réflexion : "Chaque jeu est une vision de comment le monde devrait être ou ne pas être, et le nôtre aussi." Cette approche suggère une responsabilité dans la conception même de ces espaces de confort.
Pour Alain Damasio, il est urgent de retrouver ce qu'il nomme la “vitalité” face à l'anesthésie du techno-cocon. La finalité ultime du cocon, c'est qu'il nous étourdit et nous enlève toute vitalité, pour nous vider de notre être et nous transformer en machine d'exécution. Sa proposition est radicale mais lumineuse : réintroduire la friction, l'effort et l'aspérité dans nos existences trop lisses. Non par masochisme, mais parce que c'est précisément dans ces interstices de difficulté que se niche notre humanité. “Nous sommes sans doute la seule espèce à vouloir dépasser notre condition,” c’est ce qui constitue notre humanité, note-t-il avec une pointe d'ironie. “On touche ici à la dimension grandiloquente, mégalo, de la tech.”
Sortir de son confort littéral, ou de sa “zone de confort”, c'est peut-être là que réside la véritable expérience du bien-être, non dans l'absence de difficulté, mais dans ce moment précis où l'on passe d'un état à un autre. Sylvain Tesson - le personnage est ce qu’il est - mais il le formule avec une justesse saisissante dans son récit d'ermitage sibérien :
“La température chute subitement ? J'abats du bois par ‑35° et lorsque je rentre dans la cabane, la chaleur procure l'effet d'un luxe suprême. Après la froidure, le bruit d'un bouchon de vodka qui saute près d'un poêle suscite infiniment plus de jouissance qu'un séjour palatial au bord du grand canal vénitien. Que les huttes puissent tenir rang de palais, les habitués des suites royales ne le comprendront jamais. Ils n'ont pas connu l'onglet avant le bain moussant. Le luxe n'est pas un état mais le passage d'une ligne, le seuil où, soudain, disparaît toute souffrance.”
Cette idée me touche particulièrement. Je la retrouve dans mes propres expériences de marche en pleine nature, ces moments où le corps éprouvé par l'effort goûte une satisfaction infiniment plus profonde que celle offerte par n'importe quel divertissement passif. À mesure que je consacre davantage de temps à des activités extérieures, je réalise que le confort perpétuel de nos intérieurs nous a volé quelque chose d'essentiel : cette délicieuse transition du déplaisir au plaisir, cette conscience aiguë du contraste qui donne sa saveur à l'existence.
Ces petits choix semblent herculéens au premier abord – c'est justement ça, le but – mais ils deviennent progressivement plus naturels. Comme un muscle qui, petit à petit, s'habitue à soulever un peu plus lourd à chaque séance.
Alors, prêt à sortir de votre cocon, ne serait-ce qu'un orteil pour commencer ?
📡 Vous avez reçu ce numéro par hasard ? Rejoignez notre communauté de lecteurs pour ne manquer aucun article (c'est totalement gratuit) :
🔄 Une histoire qui mérite d'être partagée ? Transmettez ce numéro à un collègue ou ami qui apprécie les regards décalés sur notre culture numérique
🌐 Envie d'échanger ? Retrouvez-moi par mail, sur Twitter, Instagram ou LinkedIn. Tous les numéros précédents sont disponibles dans les archives.
Je vous remerci pour cet article, excellent et pertinent, en fait je joue sur la switch de mon fils a Animal Crossing de temps en temps, et c'est vrai que je retrouve le calme et la sérénite en jouant. 💜
J'associe à ça la mode des leggings, des joggings, des uggs. Que des trucs "mous". Et en sophrologue que je suis je m'interroge sur la sensation d'un corps qui se fond dans cette douceur, cette molesse.
Qu'on se comprennent bien, je ne prone pas le retour du corset, mais je rapproche ça de ce qu'on nous dit sur la perte de la pratique sportive des jeunes gens.
Tout ce cocooning nous fait-il perdre jusqu'à la sensation même de notre corps et donc, d'une partie de notre identité ?