L'Internet moche me manque
Et je ne suis pas le seul. L'uniformisation des réseaux sociaux actuels ravive la nostalgie d'un web personnalisable et chaotique qui permettait à chacun de s'exprimer.
Fermez les yeux. 2005. La lumière bleutée d'un écran cathodique Acer illumine votre visage d'ado. Vous entrez votre pseudo ultra-original ("Nono_du_31", par exemple, parce que vous êtes tellement unique) et vous voilà parti pour une bonne session alternant Skyblog, MSN et Winamp. À l'époque, pas besoin de montrer votre tête, ni de filtres Instagram ou de danses TikTok pour exister : avoir un Myspace avec un template pimpé dans tous les sens, des petites étoiles qui suivent le curseur et un son qui démarre automatiquement suffisait amplement à notre bonheur d'internaute.
Avec ses 125 millions d'utilisateurs à son apogée, MySpace régnait sans partage. Revisiter aujourd'hui ses serveurs fantômes, c'est comme ouvrir une capsule temporelle remplie d'innocence numérique – une époque où l'internet était un terrain de jeu illimité, où les designs artisanaux en Microsoft Paint faisaient loi. Un contraste saisissant avec l'esthétique aseptisée d'Apple et Meta.
Quand internet était une destination, pas un état permanent
Dans les années 2000, se connecter à internet était un rituel. Amanda Russell le décrit parfaitement dans son article "The Beauty of the Ugly Internet" : c'était s'assurer que personne n'utilisait le téléphone (au grand dam de nos parents), lancer la connexion 56k via le modem avec sa symphonie de bips stridents, puis naviguer avec émerveillement sur ce qui constituait alors Internet. Aller sur Internet était une activité à part entière, pas cet état de connexion permanente et banale que nous connaissons aujourd'hui.
Le chargement d'une page Skyblog ou MySpace était un spectacle : musique intempestive, texte rose fluo sur fond léopard, papier peint clignotant... Visuellement chaotique, techniquement inefficace, mais c’était nôtre Internet.
Des pages personnelles aux profils standardisés
Avant l'ère des réseaux sociaux uniformisés existait GeoCities. Fondée en 1994, cette plateforme permettait à chacun de créer son site, organisé par « quartiers » thématiques – Hollywood pour le cinéma, Tokyo pour la culture japonaise… Sans connaissances techniques particulières, on pouvait personnaliser couleurs, polices, graphismes et musiques MIDI.
Yahoo ferma GeoCities en 2009, effaçant 38 millions de pages. Heureusement, Internet Archive a préservé ce patrimoine numérique essentiel à notre histoire.
Vinrent ensuite Skyblog et MySpace, quintessence de cette esthétique du « tout est permis ». Fait amusant : la personnalisation de MySpace résultait d'une erreur de programmation permettant d'insérer du HTML dans les formulaires. Découvrant cette « faille », l'équipe décida de la conserver, créant ainsi par accident l'identité visuelle distinctive du site.
L'internet, notre chambre d'adolescent collective
Ces espaces personnels étaient nos chambres d'ados transposées en ligne. On y affichait fièrement goûts musicaux, photos, citations et cette fameuse liste ultra-sélective des « Top 8 » sur MySpace – source de tant de drames adolescents.
J'ai grandi en banlieue toulousaine, ambiance pavillonnaire. Plutôt loin de l'accès à la culture et du monde de la tech. Internet était mon seul lien à ce nouveau monde et ce qui était alors une contre-culture. MySpace et la scène « Blog House », est vite devenu mon échappatoire d'adolescent.
Cette liberté créative semble aujourd'hui inconcevable. Les réseaux sociaux actuels sont devenus si formatés qu'on peine à croire qu'ils descendent de cet Internet originel.
L'internet artisanal et collectif
La beauté de cette époque ne résidait pas uniquement dans son esthétique « moche », mais dans sa dimension collaborative. C'était le Far West numérique : Geocities et les forums étaient nos villages globaux, Napster et Limewire nos dealers de MP3 douteux, Second Life et Habbo Hotel nos métavers avant l'heure. Même les mèmes étaient différents : double rainbow, les chats qui parlent en LOLcat, Scumbag Steve... Une époque plus simple, où on pouvait encore rire d'un chat qui demande un « cheezburger » sans avoir à se poser de questions existentielles.
Chaque page amateur, chaque forum représentait une création personnelle ou communautaire. Nous n'étions pas simples consommateurs, mais bâtisseurs actifs de ce nouvel espace.
« Pour la première fois, l'usager dispose de son propre espace où se forgent des communautés d'affinités », expliquait Pierre Bellanger, créateur de Skyblog. L'humain primait sur l'algorithme.

Souvenez-vous des « webrings », ces anneaux de sites personnels liés par centres d'intérêt. On naviguait de page en page, découvrant des passionnés à travers leurs créations. Sur les forums, signatures personnalisées et avatars construisaient notre identité numérique.
Créer un site internet relevait du bricolage : balises HTML approximatives, images glanées au hasard, couleurs criardes. Mais nous créions. Nous n'étions pas spectateurs – nous étions acteurs de ce réseau.
Le déclin de l'expression personnelle
Le tournant s'opéra avec Facebook. Contrairement à MySpace, il proposa une interface minimaliste où la personnalisation se limitait à une photo de profil. Cette approche standardisée, perçue comme plus « professionnelle », séduisit les annonceurs et conquit le public.
Dans un retournement ironique, Facebook, initialement perçu comme l'alternative sécurisée à MySpace, s'est retrouvé englué dans une succession de scandales liés à la confidentialité des données.
Pendant ce temps, la flexibilité même qui faisait la force de MySpace - son code personnalisable - s'est avérée être sa plus grande vulnérabilité, offrant aux pirates informatiques des failles exploitables qui ont accéléré son effondrement.
Tumblr a brièvement maintenu la flamme de cette liberté créative au début des années 2010, son éditeur HTML intégré permettant aux utilisateurs de transformer radicalement leurs espaces personnels. Des communautés entières se développèrent autour du partage de thèmes prêts à l'emploi, offrant aux novices une porte d'entrée vers la programmation web.
Cette initiation au langage HTML a constitué pour toute une génération un premier pas dans l'univers du code. Pourtant, cédant progressivement aux pressions commerciales, Tumblr a fini par reléguer cette fonctionnalité emblématique à l'arrière-plan de sa plateforme.
Le phénomène dépassa le cadre du web. La Nintendo 3DS proposait des thèmes personnalisés, abandonnés sur la Switch. Nos appareils électroniques perdirent en diversité : de la palette de couleurs de la PS2 au monochrome de la PS5, des ordinateurs portables colorés au règne des MacBooks gris.
Le retour de l'esthétique DIY
Cette laideur vintage connaît pourtant un retour en grâce. Depuis la pandémie, une vague de nostalgie numérique déferle, comme le décrit très bien Dazed. On ressort les vieux jeux vidéo, on épluche Urban Dictionary, on remet des casquettes Von Dutch en prétendant que c'est indie. Bref. Certains troquent même leurs smartphones contre des téléphones à clapet.
L'âge d'or de YouTube (2005-2011) influence particulièrement ce revival. Le Nightcore, ce genre musical qui consiste simplement à accélérer des chansons et à mettre des images d'anime par-dessus, inspire maintenant des artistes officiels comme Grimes.
Sur TikTok, #webcore cumule plus de 100 millions de vues. On recycle « Caramelldansen » et Hatsune Miku comme si c'était un patrimoine mondial de l'UNESCO. Dans The Atlantic, Spencer Kornhaber note un parallèle entre l'ère MySpace et l'explosion actuelle de TikTok – « une ère adolescente, emo, cringe et chaotique » – comme si les valeurs de la jeunesse trouvaient toujours son canal d'expression.
La beauté de l'imperfection
La standardisation numérique nous a privés d'une valeur essentielle : l'authenticité. Dans l'ancien internet, l'imperfection était la norme. Les erreurs de code HTML, les GIFs mal alignés, les fonds d'écran criards — tout cela témoignait d'une présence humaine. On sentait que derrière chaque page web se trouvait une personne réelle, avec ses goûts particuliers et son désir de s'exprimer.
Le web d'aujourd'hui est optimisé, rapide, fluide... et terriblement impersonnel. Templates Squarespace, profils Instagram et pages LinkedIn.. Tout se ressemble. Nous avons sacrifié la personnalisation sur l'autel de l'efficacité, l'authenticité sur celui de l'optimisation.
La résistance numérique s'organise
Face à l'uniformisation, une contre-culture émerge. Aujourd'hui, alors qu'on nous promet un Web 3.0 décentralisé, on assiste à un retour aux sources avec Discord et Patreon. Comme si, finalement, on cherchait à recréer les petites communautés d'antan, loin des algorithmes de Meta et de la censure corporative.
Des projets comme NeoCities, mmm.page et SpaceHay tentent de recréer l'esprit des plateformes d'antan. « Les sites modernes comme Facebook contrôlent strictement votre contenu, sans possibilité de déviation », déplore Kyle Drake, créateur de NeoCities.
SpaceHay, développé par un jeune de 19 ans, vise à ressusciter MySpace pour la génération Z – preuve que « les enfants aspirent à 2009 », à une époque qu'ils n'ont pas connue mais dont ils perçoivent la liberté perdue. Dazed note que « cette résurgence de l'esthétique web 1.0 est plus qu'une simple nostalgie – c'est une réaction à l'homogénéisation de notre environnement numérique ».
L'esthétique « moche » devient une forme de résistance au capitalisme numérique. Chaque gif scintillant, chaque curseur customisé représente un pied de nez aux interfaces lisses de la Silicon Valley. Une façon d'affirmer que l'internet n'était peut-être pas destiné à devenir si propre, si prévisible. Si cleangirl.
Pour un Internet qui nous ressemble
L'Internet était moche parce qu'il était le nôtre. Sa beauté résidait dans son imperfection partagée, son artisanat digital amateur mais sincère. Ce qui nous manque : la sensation que l'internet nous appartenait, construit par nous, pour nous.
Dans notre quête de perfection esthétique et d'efficacité, nous avons perdu l'humanité imparfaite qui fait le charme de toute création véritable. L'internet standardisé d'aujourd'hui est comme une ville où tous les bâtiments auraient été conçus par le même architecte – fonctionnelle peut-être, mais terriblement monotone.

Pierre Bellanger analyse l'évolution avec philosophie : « Avant, la liberté d'expression consistait à parler à tous. Désormais, c'est choisir qui nous écoute » – transition parfaite de l'expression publique vers des cercles plus restreints mais mieux maîtrisés.
L'ancien web n'était pas parfait, parfois insuffisamment modéré, mais nous sommes allés trop loin dans la direction opposée. « Rendons l'internet bizarre à nouveau », comme le suggère Randy Moon dans son essai sur Youtube.
Les Skyblogs, pour leur part, ne disparaîtront pas entièrement. Reconnaissant leur valeur de « trésor sociologique », les archives nationales les préserveront – témoignage d'une époque où l'internet restait une terre d'exploration et d'expression libre.
En attendant, si vous me cherchez, je serai sur Archive.org à ressusciter mon Skyblog abandonné. Il paraît que mon compteur de visiteurs clignotant n'a pas été actualisé depuis 2007. Un peu comme ma collection de MP3 téléchargés sur Soulseek, certainement pas très clean, mais pleine de souvenirs.
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Merci je me sens moins seule avec mes injonctions à refaire de l'internet collaboratif, chelou et vulnérable, comme on savait le faire jadis.
Les premiers sites en Flash c'était quelque chose à l'époque !