Pourquoi tout le monde veut nous vendre un ami ?
C'est l'obsession du moment des startupeurs. Friend, Rabbit, Humane... Les projets se multiplient et cherchent à nous propulser dans un monde bien déprimant.
La première fois que j’ai entendu parler du projet Humane, je me suis tout de suite emballé. On parlait d’une startup capable de lever 100 millions de dollars sans que l’on ne sache rien sur son produit, juste sur la base du CV des fondateurs, Imran Chaudhri et Bethany Bongiorno, tous deux anciens d’Apple. Premier enseignement de cette histoire : la hype Apple est complètement folle et il n’y a que le mystère pour générer encore plus d’intérêt.
Bon, il faut aussi dire qu’on n’a pas à faire à n’importe qui. Imran Chaudhri est un ancien designer d’Apple, son site web regorge de brevets déposés pour la marque à la pomme. Il est notamment à l’origine du design de l’interface de l’iPhone. Bethany n’est pas en reste puisqu’elle dirigeait l’équipe de développement logiciel de MacOS. En bref, ils cumulent à eux deux une solide expérience au sein de la seule entreprise capable de révolutionner et imposer de nouveaux usages de la tech au monde depuis 20 ans.
S’il y a bien un designer capable d’inventer ce qui va changer le monde, c’est Imran. Plus tard, on a découvert le produit sur lequel ils travaillaient en secret. Il s’agissait d’un pin qui embarque une IA avec laquelle on peut converser et qui projette son interface dans la pomme de la main. Encore une fois, je trouve que la vision est géniale. J’en avais même fait un article pour Clique et Mouloud, lui aussi friand de ce genre de délire futuriste, en avait parlé dans l’émission.
Mais voilà, le lancement a été catastrophique. Patatra. La hype est vite redescendue, en particulier après la vidéo du youtubeur le plus influent de la tech, Marques Brownlee aka MKBHD, qui s’en était donné à coeur joie dans une vidéo sobrement intitulée “le pire produit que j’ai testé de ma vie”. La vidéo sortie il y a 4 mois vient de dépasser les 8 millions de vues. Comment se remettre d’un coup pareil ? Je comprends les critiques qui sont faites, il est vrai que le produit n’apporte rien en soi aujourd’hui. Avons-nous besoin d’un Pin qui tourne avec une Snapdragon d’un Xiaomi moyen en plus du smartphone que l’on a dans la poche ? Certainement pas. Pour l’instant, Humane n’apporte rien de vraiment utile. Et surtout, ne répond pas aux promesses faites aux investisseurs qui ont permis de lever autant d’argent. J’imagine que c’est pour ça que tout le monde prend un malin plaisir à les défoncer.
Fermons le dossier Humane pour l’instant. On a ensuite entendu parler de Rabbit, cette fois imaginé par d’autres visionnaires que j’adore, en la personne de Teenage engineering. Si vous ne les connaissez pas, ce sont eux qui ont crée le synthétiseur OP–1 qui permet de créer de la musique en samplant tout et n’importe quoi, avec un tout petit objet, beau et agréable au toucher. Ou bien l’enceinte portable OB–4 qui offre un son stupéfiant pour une petite enceinte au design, encore une fois, unique. De la bonne tech en somme. Et pourtant, en s’attaquant à l’IA; ils se sont aussi plantés. Même sanction avec une vidéo de MKBHD qui les défonce, publiée à la même période que celle sur Humane avec 8 millions de vues pour elle aussi. On dirait bien qu’il y a un fond de commerce à les critiquer ces gens-là. Encore une fois, c’est vrai que le produit n’est pas fini et ne répond pas à ses promesses. Pourtant, ils le vendent hein. Et des gens l’achètent.
Mais ce qui retient mon attention aujourd’hui, c’est le dernier projet en date pour nous vendre un compagnon dopé à l’intelligence artificielle : Friend. Son fondateur Avi Schiffmann s’est fait connaître pendant le covid pour avoir crée le fameux tracker que tout le monde utilisait. Lui aussi, a espéré révolutionner le monde en imaginant un objet capable d’embarquer une IA. Le projet s’appelait initialement Tab et n’apportait rien de plus que Humane ou Rabbit. Mais il a décidé de réorienter son concept vers autre chose. D’abord pensé pour gagner en productivité, son objet répondra à un autre besoin. Plus émotionnel. « Je souffre beaucoup de solitude et je ne pense pas être le seul, Friend est une réponse à ma propre solitude ». Il lance Friend le 30 juillet, jour des amis (lol ce truc existe vraiment, c’est une initiative d’un groupe de vendeurs de carte de voeux). 21 ans et le marketing dans la peau le jeune Avi. Il sort une vidéo et la publie partout. Sans faire trop de bruit… mais sur Twitter (enfin X — je ne l’accepterais jamais), c’est le raz-de-marée. Le tweet d’Avi enregistre aujourd’hui 24 millions de vues. Je sais pas si vous réalisez l’ampleur du truc.
Là aussi, tout y est. La vidéo réalisée par Sandwich est très belle, c’est l’une des meilleures agences de pub du moment. Le produit, dont je ne vous ai pas encore parlé (ce qui prouve bien que ce n’est pas ça qui compte pour l’instant), est un collier avec lequel on peut converser. Il écoute tout, en permanence. Et répond en envoyant des notifications sur le téléphone. Ça fait un moment que je suis Avi qui documente le développement de son projet et les prototypes ne faisaient vraiment pas envie. Mais le produit actuel semble abouti et bien foutu, largement inspiré par Apple, encore une fois. Il a fait travailler les designers du studio Bould, déjà à l’origine du thermostat Nest. Connu pour son design réussi et sa proximité avec Apple. Alors maintenant qu’est-ce qui attend Friend ? Une petite vidéo de MKBHD. Bien évidemment. Il a déjà tweeté sous la vidéo “Attends ce n’est pas une blague ?”. Ce gars est un sniper, c’est beaucoup trop drôle. Il a décidé de les descendre un par un. C’est promis, il fera une vidéo dès que le produit est dispo. Avi sait ce qu’il va se passer : « C’est le pire produit que j’ai vu de ma vie ». 8 millions de vues en quatre mois. Marques va continuer à les dégommer un par un, jusqu’au jour où jour Google ou Apple va s’y coller. Et là, il n’aura plus rien à dire. Même si je pense aussi que ces produits ne sont pas aboutis et ne répondent pas à leur promesse (mais quelle startup le fait aujourd’hui ?), je crois que la critique va un peu trop vite en besogne. Je rejoins le commentaire de Jack Rhysider (allez écouter son podcast Darknet Diaries d’ailleurs) qui répond à Marques “Je pense que tu critiques que du point de vue de l'adoption de masse. Tu ne vois pas vraiment les nouvelles technologies comme le font les early adopters ; tu les examines uniquement sous l'angle de l'adoption du marché de masse et tu insistes sur les manières dont elles ne répondent pas aux besoins de ce public. Je peine à trouver une technologie destinée aux early adopters que tu as testée et appréciée, car ce genre de produit ne correspond pas à la grille de lecture avec laquelle tu évalues la tech que tu testes".
Voilà. Il y avait quelque chose qui me dérangeait dans l’approche de Marques et Jack Rhysider est parvenu à mettre des mots dessus. Ces produits sont en développement et finiront par marcher. Ce n’est pas mon désir, ni ce que je défends. Mais ces gens-là sont des visionnaires et tentent des choses, on peut au moins leur accorder cela. L’intelligence artificielle progresse à une vitesse folle et le hardware va finir par suivre, pour le meilleur comme pour le pire.
Pourquoi ces boîtes insistent-elles autant ? Elles ont trouvé un marché et elles savent qu’elles vont réussir à créer un besoin. La solitude est l’épidémie du monde moderne. Rien qu’en France, une personne sur cinq dit souffrir de solitude selon la Fondation de France. Un chiffre qui ne cesse d’augmenter depuis le Covid et les confinements. L’adoption de certains usages se sont accélérés, on ne va plus au bureau, on continue de consulter son médecin en visio, on se fait livrer des courses… Pas besoin de rappeler cette rengaine. On connait la situation, c’est notre vie. En préparant un papier sur Friend pour l’ADN, j’ai pu en discuter par téléphone avec le psychologue clinicien Adrien Blanc qui m’a apporté son point de vue sur cette idée d’ami artificielle. La tagline de Friend dit “not imaginary” mais c’est bien d’un ami imaginaire, voir pire, artificiel dont on parle. “L'ami imaginaire est une réaction du cerveau qui permet de traiter une période difficile, d'effectuer des ponts vers d'autres états émotionnels”. Il m’explique qu’un enfant va se créer un ami imaginaire quand un parent qui était très présent n’est plus aussi disponible ou pour se préparer à l’arrivée d’un bébé dans la famille. “C’est très risqué pour des jeunes qui grandiraient avec un tel objet. Il y a un vrai risque de dépendance artificielle”. Il l’observe dans son travail, il y a quelques années, il était encore possible de créer des groupes de parole entre jeunes. Aujourd’hui, c’est presque impossible. “Ça les angoisse terriblement d’être en groupe, chacun se referme sur soi”. Conséquence de ces produits très individualistes. Alors on va produire un faux ami à qui parler, qui ne jugera pas. C’est une machine. Qui ne contredira jamais. C’est une machine. C’est la réponse la plus simple que la société peut proposer à la solitude. Mais il y a un problème, ils se trompent de cible. En psychologie on distingue l’isolement de la solitude. L’isolement produit de la souffrance, c’est le fait d’être seul contre son gré. Mais la solitude produit du bon, on est seul avec soi, on s’ennuie. C’est un moment productif pour le cerveau, favorable à la créativité. Beaucoup de personnes peuvent s’épanouir dans la solitude alors que l’isolement n’est pas bon pour l’être humain. L’une des réponses à la solitude, serait de favoriser le lien social et le rapprochement humain.
C’est par exemple l’idée du Offline club au Pays-bas. Pour participer, vous vous acquittez d’un droit d’entrée dans les 8€ et vous accédez à un café où tout le monde est déconnecté. On y boit un verre, joue à des jeux de société ou bouquine. On peut se dire qu’on se crée des problèmes ridicules mais ça répond à un besoin, à une population malade qui cherche à se sevrer. Il faut assumer cette réalité : nous sommes accrocs aux écrans. Et ce genre de parade, parlons de dispositif pourquoi pas, est une solution pour vivre autre chose qu’une expérience sociale à travers une dalle de verre. Une autre idée pour se déconnecter et créer du lien, c’est le club de randonnée. “Quand on se balade dans la nature, on marche avec un objectif à atteindre, on se retrouve à marcher avec une personne au hasard qui avance au même rythme et la conversation vient naturellement” me racontait Rafael le fondateur du club Parenthèse(s). Il a imaginé ce club comme une réponse à nos distractions. Et ça marche, des centaines personnes ont rejoint l’initiative et sont reconnaissantes de pouvoir passer au moins une journée par mois dans la nature où le réflexe d’ouvrir Instagram dès qu’on a une minute à soi semble avoir disparu.
J’en profite pour vous dire que je prépare une vidéo sur la rando et la déconnexion, j’ai pu suivre Parenthèse(s) sur une sortie et j’ai très très hâte de vous partager le résultat. Ce sera l’occasion pour moi de me lancer en solo sur Youtube donc j’appréhende un peu. C’est plus facile d’écrire, je crois.
En solitude, on est pas en attente. On est avec soi, ce n’est pas vide. Pourtant, on va continuer à nous vendre des machines pour combler. Et ça ne fera que creuser et aggraver ce problème, créant des dépendances de plus en plus précoces. En plus, à quoi bon faire la conversation avec une machine ? Elle expose un point de vue, elle n’est jamais neutre. Contrairement à ce que l’on veut nous faire croire. Elle a été conçue par un humain qui lui avait bien des intentions. Cette manière de chercher à l’humaniser, pour fluidifier nos interactions, fait de l'anthropomorphisme. C’est quand on attribue des caractéristiques du comportement ou de la morphologie humaine à d'autres entités comme des animaux. De fait, on lui fera plus confiance. On va gober tout ce qu’elle raconte sans réfléchir. Je ne vais pas partir là-dessus, ce billet est déjà beaucoup trop long. Mais je vous invite à jeter un oeil à cette conférence de Guillaume Champeau. Elle a 6 ans et pourtant n’a jamais été aussi actuelle. Et pourquoi pas même ouvrir un bouquin ? Le livre de Lawrence Lessig “Code is law” publié il y a 25 ans, qu’il faut lire et relire aujourd’hui pour comprendre ce qui nous attend. Tout ce que l’on attendait, voir redoutait, il y a encore quelques années est aujourd’hui une réalité. Tout est possible en matière technologique. La question n’est plus de savoir si c’est réalisable mais quand ce sera réalisé. Et est-ce que nous l’accepterons sans broncher ou serons-nous prêt à se poser collectivement les bonnes questions ? Et bien souvent, ça commence par “pourquoi” ?
Hyper intéressant (et ravi d'avoir une version plus développée sur Substack!). On parlait justement avec une copine de la différence entre "avant", quand il y avait une forme de mystique de l'amitié en ligne (je me connecte, je parle éventuellement avec quelqu'une de façon hyper intime, je me déconnecte, et éventuellement je recroise sur une chatroom cette personne-utilisateur) et maintenant où l'amitié prend des tournures transactionnelles.
Hâte de lire tes prochains écrits !
L
Great read Arnaud! À quand la suite ?