Hyper-optimisation : la culture sous perfusion algorithmique
Jamais notre culture n'a semblé si abondante et pourtant si stérile. L'hyper-optimisation algorithmique en est la cause silencieuse.
Notre écosystème culturel souffre d'un mal étrange. Nous vivons dans une ère d'abondance sans précédent – jamais notre civilisation n'a produit autant de musique, de vêtements, de séries, de films et de jeux vidéo. Et pourtant, cette profusion masque une pauvreté paradoxale.
Qui n'a pas éprouvé cette sensation troublante ? Faire défiler distraitement son feed TikTok pendant une heure sans en retenir la moindre vidéo. Errer sur Netflix pendant trente minutes, paralysé par le choix, pour finalement abandonner. Acheter cet objet tendance, ou ce bouquin, dont on se lassera en quelques semaines, rejoignant la collection des engouements éphémères qui peuplent nos placards.
Cette impression lancinante que tout se ressemble, que tout devient interchangeable, n'est pas une simple illusion. Sous le vernis rutilant de la diversité culturelle se cache une forme insidieuse d'uniformité. Nous sommes prisonniers d'une boucle temporelle où le « nouveau » n'est qu'une variation cosmétique de ce que nous connaissons déjà – un recyclage habile d'idées usées jusqu'à la corde, mais emballées dans un packaging fraîchement optimisé pour notre consommation.
L'ivresse des chiffres, la gueule de bois créative
Les statistiques donnent le vertige. La production vestimentaire a triplé depuis 2000, passant de 50 à 150 milliards de pièces annuelles. Les écoutes musicales en streaming ont explosé, atteignant 1,45 trillion en 2023 contre 432 milliards en 2016. Sur la plateforme Steam, le nombre de jeux publiés chaque année est passé de 500 en 2013 à plus de 14 000 en 2023.
Cette inflation démesurée s'accompagne d'une multiplication des créateurs : plus de 50 millions de professionnels du contenu à travers le monde, et d'un marketing d'influence dont le poids économique a bondi de 1,7 milliard de dollars en 2016 à 24 milliards aujourd'hui.
Et pourtant, nous étouffons sous cette avalanche. Comme si, malgré l'offre pléthorique, nous étions confrontés à une forme de disette qualitative. Un récent dossier de l'Office of Applied Strategy baptise ce phénomène « l'hyper-optimisation ». Un concept qui décrypte brillamment notre malaise culturel contemporain.
L'hyper-optimisation ou la tyrannie de la fluidité
L'hyper-optimisation désigne cette macrostructure émergente où la culture est tellement calibrée pour la consommation que la créativité, pourtant sa raison d'être fondamentale, devient paradoxalement un « déchet » dans le processus de production.
« La culture est ce qui émerge comme produit de la friction entre les personnes et les idées. C'est cette friction elle-même qui rend la culture excitante », explique Phil Chang, directeur créatif et fondateur de C47 Creative.
Or, c'est précisément cette friction que l'hyper-optimisation s'efforce d'éliminer. Dans sa quête de fluidité maximale, elle supprime tout ce qui pourrait ralentir la vitesse de production et de consommation : l'expérimentation radicale, la formation de sous-cultures authentiques, les débats qui dérangent… L'efficacité devient la vertu cardinale, au détriment de la rupture et de l'invention.
Le grand effacement des frontières
L'une des manifestations les plus saisissantes de l'hyper-optimisation est la dissolution des frontières traditionnelles entre les différents acteurs culturels. Dans ce nouveau paradigme, les frontières traditionnelles s'effondrent complètement.
Prenez Squeezie : d'abord youtubeur de gaming, il lance successivement sa marque Gentlemates, sa boîte de production, son agence, organise le GP Explorer, sort un album musical, publie des BD, développe Cyprien Gaming, produit une série documentaire sur lui-même, et multiplie les collaborations commerciales. Et pourtant, c'est curieusement sa récente incursion dans les boissons fermentées avec Ciao Kombucha qui déclenche les accusations d'ultra-capitalisme. Comme si cette énième extension de sa marque personnelle était la goutte de trop, alors qu'elle n'est qu'une manifestation parmi d'autres de cette logique d'expansion tous azimuts où l'identité créative doit perpétuellement se transformer en produits consommables, indépendamment de toute cohérence ou expertise spécifique.
Cette fusion des rôles, baptisée « goop quantique » par l'étude, a effacé les frontières entre acteurs culturels qui généraient autrefois une tension créatrice essentielle. L'exemple de Squeezie, youtubeur devenu soudain entrepreneur de boissons avec « Ciao Kombucha », illustre parfaitement comment création et commerce se confondent désormais. La créativité n'est plus valorisée pour elle-même, mais uniquement dans sa capacité à se transformer en produit consommable. Dans cet écosystème sans démarcations, la culture tourne en circuit fermé, produisant des variations minimes du même contenu sans jamais opérer de véritable rupture.
L'agonie silencieuse des contre-cultures
Les sous-cultures ont historiquement joué un rôle décisif comme contre-courant à la culture dominante. Elles formaient un terreau fertile où la culture pouvait se régénérer par opposition et transformation.
Aujourd'hui, ces contre-cultures ne peuvent plus se développer organiquement. Les algorithmes, d'une efficacité redoutable, les détectent dès leur stade embryonnaire et les transforment en simples esthétiques commercialisables avant que la communauté ou le discours critique sous-jacent n'ait pu véritablement s'enraciner.
Le cas de la vaporwave est emblématique. Ce micro-genre musical anti-consumériste aurait pu constituer une véritable contre-culture au milieu des années 2010. Malgré un discours en ligne vigoureux et des essais percutants pour donner une densité culturelle à sa critique du consumérisme, elle a été rapidement absorbée par des artistes mainstream comme Rihanna et intégrée dans le langage visuel d'entités comme MTV et Tumblr. En quelques années, le mouvement s'est dissipé, digéré par le système même qu'il contestait.
Aujourd'hui fleurissent ce que l'étude nomme des « cores » éphémères — dreamcore, cottagecore, gorpcore — qui offrent l'illusion de contre-culture mais fonctionnent essentiellement comme des opportunités commerciales pour les marques. Ce ne sont plus que des tendances esthétiques vidées de la profondeur critique ou communautaire qui caractérisait les véritables contre-cultures.
L'optimisation contre le progrès, une distinction capitale
L'analyse établit une différenciation fondamentale entre optimisation et progrès. L'optimisation culturelle consiste à identifier ce qui performe le mieux en termes d'audience, d'engagement et de conversion, puis à intensifier sa production et à l'itérer pour créer des variations présentées comme nouvelles.
« La production culturelle a été détournée par une optimisation axée sur la performance. Maintenant, ce ne sont que des doses de dopamine au service des analyses », résume Jay Douzi, directeur créatif et co-fondateur de Studio Peripheria.
Cette approche explique pourquoi chaque marque de luxe propose aujourd'hui des produits étrangement similaires malgré des logos différents. Elle éclaire aussi la « Marvel-ification » du cinéma en franchises formulaires. Comme le note le chercheur Adam Mastroianni sur son Substack Experimental History : « Jusqu'en 2000, environ 25% des films à plus gros succès étaient des préquelles, suites, spin-offs, remakes, reboots ou expansions d'univers cinématographiques. Depuis 2010, c'est plus de 50% chaque année. Ces dernières années, on se rapproche des 100%. »
Cette optimisation, rassurante pour le business, car incrémentale et prévisible, diffère radicalement du progrès. Le progrès n'est ni linéaire ni graduel : il survient par vagues, par ruptures, et présente souvent un caractère chaotique. Il modifie le paradigme et transforme la structure même de la production culturelle. Il exige une créativité radicale, une ouverture à l'entropie et une puissance critique capable de bouleverser le statu quo. Toutes forces que l'hyper-optimisation perçoit, en somme, comme des menaces
La concentration implacable des pouvoirs culturels
L'hyper-optimisation a également rationalisé et consolidé la distribution culturelle à un tel degré que réussir en dehors des grandes plateformes relève désormais de l'impossible. Un jeune designer peut-il émerger sans être vendu par SSENSE ? Un musicien peut-il développer sa carrière sans être présent sur Spotify et Apple Music ?
Cette concentration des pouvoirs réduit encore les possibilités de friction créative. La culture devient si autoréférentielle qu'elle peut produire des variations infinies d'elle-même à une vitesse vertigineuse, sans jamais générer de véritable nouveauté.
L'intelligence artificielle : vers l'événement horizon
L'étude formule une projection inquiétante : l'intelligence artificielle menace de transformer ce phénomène en singularité culturelle. Dans ce scénario, le contenu généré par IA servirait simultanément de signal prédictif et de données d'entraînement pour produire davantage de contenu IA dans une boucle infinie, nous faisant perdre tout contrôle sur l'évolution de la culture elle-même.
L'hyper-optimisation représente donc l'horizon critique avant lequel nous pouvons encore maîtriser la vitesse de la culture, avant qu'elle ne devienne totalement « sans friction », circulant comme un fluide dans un web envahi de contenu généré artificiellement.
Les six contre-forces pour reconquérir notre souveraineté culturelle
Face à ce diagnostic sans concession, l'Office of Applied Strategy identifie six contre-forces susceptibles de nous aider à reprendre le contrôle :
L'émicité : L'accent mis sur l'identité singulière et les codes spécifiques d'une micro-communauté, privilégiant la différence plutôt que la similitude.
Le métabolisme : Le processus par lequel la culture se maintient et se transforme, questionnant la distinction entre ressource et déchet, et explorant des approches plus circulaires.
L'entropie : L'introduction délibérée de chaos et d'aléatoire dans nos systèmes de production, distribution et consommation culturelles.
L'auto-destruction créative : Le détachement volontaire des franchises créatives à succès pour libérer l'espace nécessaire à l'expérimentation de nouvelles idées.
Le pluralisme : La résistance à la consolidation de la production et de la distribution culturelles à tous les niveaux, des appareils aux applications en passant par les marques.
La décroissance : La réorientation de nos habitudes de consommation et priorités de production pour se concentrer sur la valeur authentique en dehors des métriques traditionnelles.
Ces contre-forces réintroduisent des couches de friction essentielles dans nos systèmes culturels aseptisés. Elles ne sont pas que théoriques : des initiatives comme Metalabel les incarnent concrètement. Fondée par Yancey Strickler (co-fondateur de Kickstarter), cette plateforme redéfinit la collaboration créative en proposant un modèle de « méta-label » où les créateurs peuvent s'associer sous une identité commune pour des projets partagés, à l'opposé de la solitude individualiste de l'économie des créateurs. Des collectifs comme Do Not Research y trouvent un espace pour développer une culture authentique, publiant art, écriture et recherche sur la culture internet loin des algorithmes dominants. Ces modèles alternatifs démontrent que la créativité peut s'épanouir différemment, en valorisant la tension créative plutôt que l'optimisation, et en privilégiant les relations directes entre artistes et public plutôt que l'intermédiation des plateformes algorithmiques.
Un moment décisif pour notre civilisation
Nous sommes à un point d'inflexion historique selon l’étude : la domination algorithmique de la production culturelle menace de nous précipiter dans un âge sombre d'un genre nouveau. Non pas caractérisé par une disette culturelle, mais par une saturation. Une boucle de rétroaction produisant toujours plus de contenu insipide, régurgité et répétitif, étouffant toute possibilité d'émergence d'idées véritablement innovantes.
Le paradoxe est frappant : jamais nous n'avons eu accès à autant de culture, et pourtant, jamais la créativité authentique n'a semblé si menacée. Ce que l'hyper-optimisation nous révèle, c'est l'importance vitale de la friction dans le processus créatif. Nous avons besoin des espaces d'inconfort, d'expérimentation et de contestation où naissent les idées qui façonnent véritablement la culture.
À l'heure où l'efficacité est devenue religion contemporaine, la véritable subversion consisterait peut-être à réhabiliter la lenteur, l'inefficacité productive et la valeur de l'échec. À redécouvrir le luxe aujourd'hui oublié de l'incertitude et de l'imprévisible. À cultiver, enfin, ces zones de friction qui, seules, permettent l'émergence du véritable renouvellement créatif.
Source : « Hyper-Optimization: Creative Stagnation Amidst Cultural Abundance », Office of Applied Strategy, 2025. Tony Wang (fondateur), avec Helen Chen, Chloé Desaulles, Joyce Matos, Seth Thompson et Michael Yeung.
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Je n'arrive pas à m'enlever de la tête cette histoire de Squeezie et de Kombucha. Je trouve que les deux univers se mélangent si mal, ça me fascine que quelqu'un dans une équipe marketing (lui-même sans doute) se soit dit que c'était une idée d'enfer. Merci pour cette super intro au concept d'hyper-optimisation !
Thanks for covering the dossier! Was interesting to read your take on the subject with your own take. ✌️