La fin programmée d'Internet
Les plateformes qui ont défini le web abandonnent leurs fonctions originelles. Google ne cherche plus, Facebook ne connecte plus. À la place : des algorithmes qui décident et agissent pour nous.
Il y a quelque chose de fascinant dans la désinvolture avec laquelle les dirigeants de la tech annoncent l'obsolescence de leurs propres créations. Sundar Pichai déclarait lors de la conférence I/O 2025 que l'expression « googler » ne voudrait bientôt plus dire la même chose. Mark Zuckerberg admettait lors de son procès antitrust intenté par la FTC que Facebook n'était plus vraiment un réseau social, mais une plateforme de « divertissement et d'apprentissage ».
Ces aveux révèlent une mutation profonde. Nous glissons d'un internet où nous étions (encore à peu près) acteurs vers un web où nous devenons (complètement) spectateurs. Comment s'opère cette transformation ? Et surtout, qu’allons-nous perdre, au passage ?
Quand Google ne trouve plus rien
Le problème de la recherche Google se résume en quelques mots : plus un contenu plaît à la machine, moins il aide l'humain. Les « fermes à contenu » emploient des armées de rédacteurs qui produisent massivement des articles sur des sujets qu'ils ignorent, uniquement pour nourrir les algorithmes de référencement.
Résultat : une pollution cognitive généralisée. Face à cette dégradation, les utilisateurs développent des stratégies de contournement. Beaucoup ajoutent maintenant « reddit » à leurs requêtes pour accéder aux vraies discussions, entre vraies personnnes, et obtenir des résultats satisfaisants à leurs recherches. Comme l'expliquait, il y a déjà trois ans, Charlie Warzel dans The Atlantic, nous sommes dans une situation paradoxale : pour bien utiliser Google, il faut maintenant le contourner. C’était le début de la fin.
De la connexion à la consommation
Parallèlement, Facebook vit sa propre crise existentielle. Les chiffres révélés lors du procès Meta parlent d'eux-mêmes : le temps passé à regarder du contenu d'amis a chuté de 22% à 17% sur Facebook, de 11% à 7% sur Instagram. Kyle Chayka du New Yorker le résume justement : « Les réseaux sociaux sont devenus moins sociaux ».
Toujours dans ma veille, Halima Jibril raconte dans Dazed sa propre évolution. Adolescente, elle « se faufilait en bas des escaliers tôt le matin pour utiliser l'ordinateur familial » et vérifier les réactions à ses blagues postées sur Facebook, qui avaient des chances de devenir virales. Aujourd'hui ? « Mes amis m'envoient des messages privés sur Instagram ou WhatsApp, et j'ai à peine le temps ou l'énergie d’y répondre ». De l'enthousiasme à l'épuisement : voilà où nous en sommes.
La cause profonde ? Ce qu'on pourrait appeler la professionnalisation de la création de contenu. Au lieu de voir des messages d'amis en vacances, les utilisateurs voient du contenu professionnels qui paient pour être vues. Encore une fois, le spontané a cédé la place à l'optimisé, l'amateur au professionnel. Les réseaux sociaux ne sont plus une alternatives aux médias, ils sont le média.
Adieu la sérendipité
Cette mutation tue quelque chose d'essentiel : la découverte fortuite. L'internet des origines excellait dans l'art de nous faire tomber sur l'inattendu. Naviguer, c'était suivre des liens imprévisibles, explorer sans but précis, se laisser porter par la curiosité. Je me souviens avoir passé des nuits à naviguer sur Wikipédia, avoir l’impression d’avoir toute la compréhension du monde à portée de clics… Un idéal bel et bien révolu.
Les algorithmes de recommandation ont méthodiquement remplacé cette exploration libre par une distribution ultra-ciblée. Vous aimez les vidéos de bouffe ? En voici 50 autres. Vous avez lu un article sur le climat ? En voici 20 du même genre. Logique imparable pour maximiser l'engagement, mais qui enferme chacun dans sa bulle.
La sérendipité ne génère pas de données exploitables. Elle était pourtant un mécanisme essentiel de notre culture commune, cette capacité à être surpris, à faire des connexions inattendues, à sortir de nos sentiers battus. En la faisant disparaître, nous perdons une part de ce qui rendait internet magique.
L'illusion de la facilité
Face à ces limites, les géants de la tech proposent leur solution : les agents IA qui pensent pour nous. Google développe des systèmes qui ne se contentent plus de répondre mais tentent de deviner nos intentions profondes. Le projet Mariner pousse la logique : tapez « billets pour le match de foot dimanche », et l'agent va savoir quelle est votre équipe, cherche, compare, négocie s’il le faut, et achète automatiquement pour vous les billets.
Cette promesse d'efficacité cache un paradoxe économique majeur. Ces agents s'appuient sur le contenu disponible sur le web, dans lequel Google pioche allègrement. Un contenu de qualité créé par des professionnels de l'information. Mais si plus personne ne lit leurs articles ni ne regarde leurs vidéos, se contentant d'un digest de l'agent, comment ces créateurs pourront-ils être rémunérés ?
La question devient cruciale : que deviendra la qualité de l'information en ligne s'il n'y a plus personne payé pour bien faire ce travail ? Comme le soulève Julien Cadot dans cette vidéo, ce cercle vicieux risque de tarir la source même qui alimente ces intelligences artificielles. Ces questions fondamentales vont bien nous occuper ces prochaines années…
Cette promesse d'efficacité cache un changement anthropologique majeur. L'algorithme évolue d'outil vers interprète de nos besoins. Nous glissons d'utilisateurs actifs vers bénéficiaires passifs d'un système qui anticipe nos demandes.
Ces agents excellent dans l'art de paraître humains. Cette humanisation influence subtilement notre perception : nous acceptons leurs suggestions comme un conseil d'ami, oubliant qu'il s'agit de recommandations générées selon des critères prédéfinis. Si une IA privilégie systématiquement certains restaurants selon des critères commerciaux, cette orientation reste invisible. Contrairement à la publicité classique, l'agent influence en prétendant servir nos intérêts. Et vous savez bien qu’il sera question de sujets bien plus sensibles que le choix d’un restaurant.
Fini l'amateur, place au pro
De leur côté, les réseaux sociaux ont vécu leur révolution industrielle. Ce qui était autrefois un espace d'échange spontané s'est transformé en machine à contenu professionnel. Instagram regorge désormais de photos parfaitement éclairées, de stories optimisées, de contenus pensés pour l'engagement. Face à cette surenchère de perfection, qui ose encore partager une photo mal cadrée de ses vacances ?
La professionnalisation a créé un décalage insurmontable. D'un côté, des créateurs qui maîtrisent codes esthétiques, timing de publication et algorithmes. De l'autre, l'utilisateur lambda qui n'a plus sa place dans cet écosystème devenu ultra-compétitif. Comme l'observe Dazed, « il est difficile de partager des photos désordonnées de sa soirée quand votre patron vous suit », mais aussi quand votre feed ressemble à un magazine de mode ou une chaîne de télé.
Résultat : nous sommes passés de participants à spectateurs de nos propres réseaux. L'amateur a capitulé, remplacé par une économie de l'attention où seul le contenu optimisé survit.
Ce que nous perdons en chemin
Toutes ces évolutions reposent sur une promesse séduisante : éliminer la « friction », ce temps supposé perdu à chercher, comparer, pour finalement choisir. Cette logique d'efficacité maximale transforme chaque interaction numérique en autoroute sans détour ni surprise. Pourtant, cette friction participait peut-être à notre intelligence.
L'enjeu dépasse la simple commodité. Comme le soulignait Charlie Warzel : « Imaginez toutes les décisions de vie que vous prenez dans une année basées sur des informations trouvées sur Google. Les enjeux de l'IA qui interprète l'intention d'une personne sont énormes. » Quand l'algorithme anticipe nos choix, nous perdons cette capacité à nous tromper. Autant d'étapes cruciales de l'apprentissage et du développement d’une personne.
Cette mutation accompagne une concentration inédite du web. L'internet des origines, cet écosystème foisonnant où chacun pouvait créer son site et être découvert par hasard, évolue vers un archipel de plateformes fermées contrôlées par quelques géants. Le modèle économique de ces acteurs privilégie systématiquement l'engagement sur l'information, le divertissement sur l'exploration, la rétention sur la découverte.
Nous avons développé des outils si sophistiqués qu'ils commencent à nous remplacer dans ce qui nous définit en tant qu’humains : la capacité à choisir, à douter, à découvrir l'inattendu, se remettre en question...
Le CEO de Google, Sundar Pichai dit qu’il faut se tenir prêt pour ces « changements profonds » en 2025. Nous voici donc à un moment charnière : préserver ce qui fait la richesse d'internet ou accepter le confort d'un web qui pense pour nous. L'enjeu dépasse la technologie. Il questionne notre rapport à l'autonomie intellectuelle et, osons-le dire, à notre libre arbitre.
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Pour moi, avant, internet c'était un vide immense, avec des espèces de bulles reliées entre elles. Lorsque je faisais une recherche, je pouvais tomber dans le vide : il n'y avait pas encore grand chose à ce sujet. Aujourd'hui, il y a un trop plein. Aucune de mes questions ne reste sans réponse ; et quelles réponses ! Lorsque je me rends compte, pour à peu près 90 % du temps, que les articles sont générés par l'IA, je me dis que j'aurais mieux fait de demander à chatGPT directement. Et c'est ce que je finis par faire. Pourtant je suis une espèce de résistante, je regarde les dates de publication, je cherche des sources fiables, j'ai mes créateur•ices préférés pour certains besoins (recettes, artisanat, divertissement). Mais j'ai l'impression de les regarder couler dans un océan, disons-le, de merde.
Le Web (1989) est une surcouche / une application d'Internet (1983 avec l'adoption du protocole TCP/IP dans le réseau). Le déclin actuel est celui des grandes plateformes commerciales.
Hors des centres plein de lumières et bruits, il existe toujours de très nombreuses zones bien vivantes et intéressantes. Un Web dont on ne parle pas ou plus. Pour trouver ces zones, c'est assez simple, il suffit décélérer, de quitter l'autoroute et se laisser guider par les chemins de traverse.